Histoires d'îles

L’île désertée

Qui tue le chardon de Mingan, une plante unique et iconique dont la population dégringole malgré les efforts des biologistes ? C’est ce que tente de découvrir dans l’île Niapiskau une équipe de Parcs Canada chargée de percer ce mystère. En attendant, le massacre continue, le patient est sous respirateur artificiel et l’assassin court toujours.

UN DOSSIER DE PHILIPPE TEISCEIRA-LESSARD ET D'OLIVIER PONTBRIAND

Aux trousses de l’assassin du chardon de Mingan

Les enquêteuses du parc national de l’Archipel-de-Mingan abordent l’île Niapiskau à travers les algues, dans un petit zodiac.

L’escouade n’est pas sur place pour admirer les fameux monolithes qui font la renommée de l’endroit. C’est le mystérieux déclin de l’autre symbole – un peu moins connu – du parc qui monopolise leur attention : le chardon de Mingan, unique au littoral de cette poignée d’îles dispersées autour de Havre-Saint-Pierre.

Ses fleurs violettes font la fierté des Nord-Côtiers depuis son identification par le frère Marie-Victorin en 1924, mais les habitants du coin pourraient devoir se trouver un nouvel emblème rapidement. En tout et pour tout, à peine sept plants ont fleuri l’an dernier.

En 2011, alors que le déclin était déjà bien entamé et que l’alerte avait été sonnée, il y avait 1700 plants dans les îles de Mingan, explique la biologiste Nancy Dénommée. « L’année passée, il y avait 444 plants en tout », dont moins de 1 % ont fleuri. Depuis quelques années, 10 000 graines ont été plantées pour aider la nature. En vain.

« L’année passée, on a eu 53 % de diminution par rapport au suivi précédent qui datait de quelques années », se désole Mme Dénommée, l’air d’une chef scoute dans sa chemise vert foncé de Parcs Canada.

C’est elle qui mène l’enquête : qui peut donc être responsable du rapide déclin de l’espèce ?

Agenouillées au sol, ses collègues Caroline Dupuis et Laurence L’Écuyer ressemblent à des techniciennes penchées sur une scène de crime. L’une mettant les mains dans la terre, l’autre tenant un crayon, elles installent une étiquette à numéro à côté de chaque minuscule plant de chardon qui sort de terre.

Tout près, une caméra de chasse est braquée sur quelques plants. Si un animal s’en prend au précieux végétal, les limiers le sauront immédiatement.

Une plante capricieuse

Le chardon de Mingan a les allures d’une mauvaise herbe, mais la délicatesse d’une rose rare.

« Cette plante-là fleurit une seule fois dans sa vie et après ça, elle meurt. Elle n’a aucun autre moyen de reproduction que les graines. Donc, si elle ne fleurit pas, elle meurt et ça finit là. »

— Nancy Dénommée

« Les plants mettent en moyenne neuf ans à fleurir dans l’archipel », explique la biologiste.

Beaucoup de soleil, mais pas trop de sécheresse. Beaucoup de neige, mais pas trop de froid. Un littoral, mais pas trop de sable. Sur le plan météo aussi, le chardon fait la fine bouche : « Il faut un milieu où il y a une perturbation qui élimine la concurrence pour le soleil, mais sans nuire au chardon. »

Mais au-delà de ces caractéristiques intrinsèques, quelque chose ne tourne plus rond au royaume du chardon depuis quelques années.

« Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais en 2010-2011, il n’y avait presque plus de plants qui fleurissaient, explique la biologiste. Il s’est passé quelque chose. »

Tout en haut de la liste des suspects : les changements climatiques, qui ont réduit à néant la couverture de glace dans l’eau qui sépare l’île Niapiskau de la rive et, par conséquent, exposé les plants à des vagues et des dépôts de roches lors des tempêtes hivernales.

« Est-ce que le sol est devenu trop salé ? continue la biologiste en exposant d’autres hypothèses. Pourquoi les plants ne fleurissent-ils plus ? Est-ce que c’est parce qu’elle n’est plus capable de se maintenir ici ? Ou qu’elle n’en est plus capable sur le littoral, mais qu’elle le serait dans des milieux comme là ? », poursuit-elle en pointant vers l’intérieur de l’île.

« Jusqu’où on va ? »

Le patient est sous respirateur artificiel. Avant l’étiquetage, l’équipe était débarquée dans l’île pour dégager les plants couverts de roches par des tempêtes hivernales. Armée d’une petite scie et d’un sécateur, Nancy Dénommée coupe de la végétation pour laisser plus de lumière aux chardons. À ses chardons.

En plus des milliers de graines plantées depuis plus de 15 ans, des équipes de scientifiques en Ontario s’efforcent de cloner l’espèce en laboratoire, alors que des confrères montréalais du Biodôme tentent de faire prospérer des spécimens en serre.

« On s’est posé la question : est-ce que c’est réaliste de creuser pour dégager les plants un à un, de couper des arbres dans un parc national pour faire du soleil ? Jusqu’où on va ? », se demande à haute voix la biologiste. « On n’est pas allé au bout de ce qu’on est capable de faire. Par contre, on s’est dit aussi qu’avec les changements climatiques, l’effet des tempêtes n’ira pas en s’améliorant et qu’à long terme, on ne pouvait pas faire ça. […] Au bout de 10 ans, si on se rend compte que ça ne marche pas, il va peut-être falloir passer à autre chose. »

Et laisser partir le chardon de Mingan.

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L’île en images

Si le visiteur de l’île Niapiskau peut facilement rater le chardon de Mingan, une petite plante d’apparence finalement assez quelconque, d’autres habitants des lieux ne passent pas inaperçus.

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